Tous les jours, c’est la même chose. Le même foutu refrain. La même rengaine débile. À 7h00, je m’arrache de mon lit, le seul endroit, où, inconscient, je me sens bien. 7h15, je me douche, 7h30, je mange. 8h00, je pars de chez moi pour aller à ce sal boulot de merde. Et chaque jour, c’est la même conspiration contre moi, toutes ces autos rassemblées en ce lieu pour m’emmerder. Ils se sont donné le mot c’est sûr. Et ma vie ressemble alors à un mauvais album où chaque page contiendrait la même photo prise à la même heure, à des jours différents. Et tous les jours, j’arrive au boulot, à 9h15, en retard. Mais je m’en fous. J’emmerde ce travail. J’emmerde l’humanité entière d’accepter que la monotonie puisse exister dans mon quotidien. Qu’est-ce que je vous ai fait bande d’enfoirés pour mériter ça ? Et j’emmerde le regard furieux, mais silencieux de ce con de patron, trop con pour faire autre chose que de me regarder de travers. Trop con pour avoir le courage de mettre fin à mes souffrances. Au contraire, je le soupçonne de me garder simplement pour prendre plaisir à m’humilier, à me martyriser jour après jour. Je suis son jouet, son passe-temps dans cet endroit de merde. Je le soupçonne de s’ennuyer autant que moi mais de faire comme si ça lui plaisait. Je le déteste ce gros con, ce vulgaire déchet de l’humanité. Et ma seule satisfaction en ce bas monde est de l’emmerder encore plus qu’il ne m’emmerde.
J’arrive alors au travail, en retard, lentement, sûr de moi. Sans regret, sans excuse. Je dépose mon chandail sur le dossier de ma chaise, juste pour que ce crétin vienne m’avertir que c’est contre le règlement, qu’il y a des endroits prévus à cet effet. Il paraît que ça ne fait pas propre d’avoir un gilet sur une chaise. Mais pas propre pour qui ? On ne voit jamais personne dans cet endroit de merde. Que des ordinateurs, que des têtes de collègues aussi paumés que moi, que des montagnes de chiffres à compiler les uns après les autres dans ces ordinateurs à la con! Pas propre, juste pour ce vieux con qui est le seul à venir me surveiller, m’emmerder, m’humilier dans cet endroit de merde. Le même regard, cherchant la moindre erreur pour pouvoir allègrement me la reprocher. Et elle est enfin là, elle est toujours là, la faute recherchée! Mais que voulez-vous, je la cultive, sournoisement, amoureusement, cette erreur, juste pour avoir le plaisir de le faire enrager et d’entretenir le gaspillage de sa dégoûtante salive.
" L’erreur est humaine " que je lui dis. " Mais vous, vous ne l’êtes pas. "
" Pardon ? Qu’est-ce que vous voulez dire par là Fréchette? " me demande-t-il prêt à exploser tant sa cervelle semble manquer d’espace dans ce crâne trop petit pour sa rage qu’il cultive tel un jardin de légumes qui pousserait à longueur d’année sous un climat tropical.
" Patron, je veux dire que vous ne faites pas beaucoup de fautes et que moi, j’arrive pas à être aussi talentueux que vous. "
" Fermez là et concentrez-vous sur votre travail, vous réussirez mieux si vous arrêter de divaguer " me répond-il, ayant, encore une fois, confondu l’insulte à l’agréable.
Je dois alors me taire, empiler ces montagnes de chiffres tirés de ces amas de dossiers alors qu’il reste là à m’entretenir sur le sens du devoir et des responsabilités.
" Il n’y a pas de sot métier et chaque tâche réalisée dans cette entreprise nous permet de prendre une part importante du marché. "
Et je reste là, à me faire laver le cerveau par ses énormes bêtises sur la compétitivité. D’avoir été trop lavé, mon cerveau est comme un jeans devenu blanc et troué, il est complètement usé. Quand j’entre dans ces lieux absurdes, je suis en deuil de mon cerveau. Et cette évacuation quotidienne de conneries de ce gros con ne l’atteint plus. Je reste juste là, le regard vide à attendre que ce bruit de fond s’arrête.
Et je dois sans faute, chaque matin, soumettre un rapport en trois copies sur son bureau, des événements de la veille. Des événements ! Des ventes, des achats, des profits n’ont rien à voir avec des événements ! Mon patron est un livre ennuyant, avec une seule page, blanche. Le sens du devoir, mon cul ! Le seul devoir intéressant que j’ai réussi à accomplir dans cet endroit de merde c’est lorsque j’ai réussi à baiser Mélissa, la sexy réceptionniste du deuxième étage. Allègrement, alors que je laissais aller et venir ma créativité, et que je lui empoignais le derrière sur la photocopieuse, celui-ci se faisait copier en 50 exemplaires. Et le temps de ces 50 copies, je réussis à atteindre l’orgasme. Ça c’était un exercice accompli capable d'en rendre le responsable heureux ! Quel souvenir ! 50 pages du derrière de Mélissa, ça c’est un livre intéressant ! Je vous jure, c’était tout un événement ! Tellement intéressant que j’en ai déposé une copie en trois exemplaires, le lendemain matin, sur le bureau de ce crétin.
Malgré sa colère qui fût très violente, il rassembla tout le personnel du département pour vomir ses reproches et rechercher vainement le coupable. Cette vermine, aveuglée par la médiocrité, n'a jamais fait le lien avec le fait que ce fut le seul matin de ma vie où j'arrivai au bureau en avance sur mon retard. Le con ! Tout le monde en a bavé pendant une semaine, devant supporter son humeur encore plus mauvaise qu’à l’habitude. Pour mettre fin au supplice, j’entrepris de dénoncer le coupable, Ramsès, son adjoint, le numéro 2, cette insupportable merde qui gagne au moins trois fois par année, le titre d’employé du mois. Comme chez Greenberg. Sa face en gros plan, trois fois l’an, à l’entrée de la bâtisse. Je lui crache dessus, ce mouton paumé désirant devenir, à son tour, chef de cette monotonie.
Prétextant avoir retrouvé le cheveu et la montre de Ramsès, le lendemain du crime, près de la photocopieuse, j'accusai le numéro 2. Mes preuves ne semblent pas avoir été suffisamment convaincantes pour mon patron. Ramsès s’est bien défendu, déclarant qu’on lui avait volé sa montre trois semaines auparavant, et que ce devait être moi le fautif, ayant sa montre en ma possession. Une superbe montre en or qu’il avait dû se payer avec la prime supplémentaire reçue à Noël dernier. Le salaud ! Garder une montre oubliée dans les toilettes n’est pas volé. Est-ce ma faute s’il doit l’enlever pour c… ce crétin de numéro 2 ! C’est tout juste un emprunt au destin et à cette bouse ambulante.
- " Patron, si j’avais volé cette montre, vous pensez vraiment que je serais venu vous voir? Je suis pas si con que ça tout de même! "
Shit ! Il faut croire que je l’étais. Encore assez con pour me mettre dans un bourbier invraisemblable. Mais cet idiot m’a cru ou a fait semblant de me croire. Mon patron m’a remercié d’avoir tenté de dénoncer un coupable, même un faux, et rien ne s’est passé. Ramsès est toujours là, le sourire aux lèvres, toujours adjoint, toujours aussi chiant. Mais Ramsès est le bras droit suprême. Le Rapporteur en chef. Trop utile pour être lynché. Et l’histoire s’est étouffée là. Sans coupables. Sans histoires.
Mais un jour, j’en ai eu assez de ces conneries. Ça faisait dix ans que je supportais ces journées honteusement exécrables. Ces jeux de coulisses menant à plaire à un gros con pour se voir récompensé, probablement par un tirage au sort, de sa grosse photo d'employé débile du mois et d’une prime de merde que finalement, nous n’arrivions jamais à avoir. Ces espoirs de récompenses qui arrivaient si rarement nous tenaient à cet emploi de merde ! Au diable ! Je me ferai serveur, danseur ou baiseur professionnel ! J’aime encore mieux mourir de faim que de continuer à crever petit à petit dans cet endroit funeste. Tant qu’à crever, mieux vaut que ça arrive brutalement, d’un seul coup. Alors, ce matin-là, sans trop réfléchir, je décidai que c’était terminé.
J’arrivai au bureau, à l’heure et demandai à voir ce gros con.
" Patron, j’ai voulu vous voir parce que j’ai une annonce à vous faire ".
" Moi aussi Fréchette, j’ai une annonce à vous faire ! "
" D’accord Patron, mais laissez-moi vous dire… "
"Ne m’interrompez pas Fréchette. Je vous disais donc, qu’avec vos dix ans parmi nous, vous êtes notre plus fidèle employé. Bien sûr vous n’êtes pas parfait et vous devriez faire plus d’efforts pour tenter de vous corriger, mais pour votre persévérance à servir notre entreprise, je vous nomme employé du mois et vous avez droit à une belle augmentation de salaire en prime. L’entreprise a décidé d’encourager les travailleurs à rester le plus longtemps possible et à partir de maintenant, votre salaire sera également annexé annuellement au coût de la vie. Voilà, j’ai terminé. Que vouliez-vous me dire ?"
" Euh, vous venez de me clouer le bec patron. Je ne m’en souviens plus. Je suis très honoré de cette reconnaissance. Je vous remercie. "
" C’est bon, allez travailler maintenant. Je dois avoir sur mon bureau demain matin, le rapport X-207 en trois copies. "
Le salaud. Je refusai de lui donner la satisfaction de me voir partir sans jouir de mes bénéfices. Il avait deviné mes intentions, j’en étais convaincu. S’il croyait m’attacher avec ces avantages de merde, il se trompait. J’allais rester assez longtemps pour profiter de ma gloire et de mon augmentation et ensuite, je partirai. Je le jure ! Un jour, je sacrerai mon camp de cette compagnie de cons !