Et oui, encore un hommage à une mère disparue me direz-vous, quel manque d’originalité ! Et vous avez probablement raison. Je manquerai donc d’originalité aujourd’hui pour vous partager quelques souvenirs, certains qui me sont chers et d’autres forts pénibles.
Ma mère a vécu deux vies. La première, avec notre père, un alcoolique. Notre vie était constituée de misères et de lendemains de veille. Et aussi de nuits de veille. Je me souviens avoir été réveillée en pleine nuit par des cris d’hommes soûls ramenés à la maison par mon père. Je me souviens de cette pauvre esclave qui se levait au beau milieu de la nuit pour les servir malgré le côté honteux et pénible de la situation.
En pensant à ce père, d’autres souvenirs tous plus pénibles les uns que les autres remontent à mon esprit. Un père qui ne payait pas le loyer et sortait en crise de la maison, avec en main une carabine, menaçant d’aller tuer le propriétaire. Je dessinais alors dans le corridor de l’immeuble avec mon amie. Cette image de rage intense me hante toujours. Elle nous fît pleurer à chaudes larmes mon amie et moi, immortalisant à jamais ce souvenir dans les bras l’une de l’autre. Je me souviens de nombreux déménagements dans des appartements minables, souvent infestés de rats dont nous nous amusions tout de même du spectacle tellement ils étaient nombreux et nous, insouciants. Nous ne comprenions pas tout.
Je me souviens d’un feu allumé devant notre porte par cet homme qui ne pouvait plus nous supporter comme il ne pouvait plus supporter sa vie non plus. Je n’ai jamais compris pourquoi, malgré le fait que ma mère savait qu’il avait allumé ce feu, personne n’avait jamais condamné ni même reproché quoi que ce soit à cet homme malade.
Je me souviens avoir totalement été dépossédée de mes photos de bébé par les mains de cet homme prétextant les avoir perdues dans je ne sais quelle inondation. Un beau jour, il avait tout simplement jeté mon passé aux poubelles.
Je me souviens de randonnées en voiture avec ce père et cette femme. Mais qui était-elle donc? Ma mère me confia plus tard qu’il nous emmenait en ballade avec sa maîtresse. Cette maîtresse devint par la suite sa seconde femme de qui il eût deux filles que j’ai rencontrées beaucoup plus tard. Peut-être vous raconterais-je cette rencontre un jour.
Ma mère vécut huit interminables années aux côtés de cet homme sauvage qu’elle avait épousé pour le pire plus que pour le meilleur et ce, jusqu’à ce que la mort les sépare. Cet engagement éternel fût cependant rompu par de simples vacances d’été. Suite à la découverte de son infidélité, ma mère partit en vacances chez ses parents avec promesse solennelle faite par la bouche de cet homme que tout changerait à son retour. Nous devions alors vivre dans une magnifique roulotte. Je me souviens de cette promesse qui rayonnait en mon esprit, nous allions devenir des rois! Mais cette promesse, comme multitude d’autres, ne fût pas tenue. Aujourd’hui encore, lorsque je promets à un enfant, je me fais toujours le serment de tenir ma promesse pour ne pas ressentir la honte de ressembler à cet homme.
Ma mère est-elle vraiment le sujet de mon article me demanderez-vous? Jusqu’ici, mon inspiration ne m’a menée qu’à l’odieux de cette vie avec ce père. Mais détrompez-vous. Décrire l’horreur prescrit par l’un, illustre la misère subie par l’autre. Ma mère le disait elle-même : " Avec tout ce que j’ai enduré dans ma vie… ". Malgré cette phrase qui plus souvent qu’autrement avait l’impact de nous culpabiliser, elle disait tout de même vrai. Cet homme lui en avait fait baver.
Donc, après les vacances d’été, ma mère, ma sœur, mon frère qui avait tout juste un an à cette époque et moi, devions retourner pour vivre dans ce château. Un coup de fil passé par ma grand mère, la mère de mon père, propulsa ce rêve aux oubliettes. Comme tous les autres rêves. Mon père avait emménagé avec cette autre femme dans notre château. Point. C’était terminé. Nous devions tourner la page. Point final. Du jour au lendemain, nous devions recomposer nos vies, sans vêtements, sans meubles, sans fierté. Nous devions repartir à zéro. Ce que nous fîmes; pas par courage mais par manque de choix. Le courage n’a parfois rien à voir avec la survie.
Ainsi commença la deuxième vie de ma mère et la nôtre, par ricochet. Ce ne fût pas une deuxième vie très heureuse mais au moins nous n’étions pas malheureux. Nous étions pauvres mais nous n’étions plus misérables. Nous n’avions plus à subir les contrecoups de l’alcoolisme. Une certaine paix s’était installée dans notre foyer. Nous allions à l’école, nous dormions la nuit, nous mangions le jour. Après la douleur de la séparation d’avec mon père, ma mère n’installa jamais d’homme dans notre vie. À cette époque, nous étions dans les premières familles monoparentales, ce qui nous démarquait des autres écoliers. Mais c’était mieux que de continuer à vivre ainsi. Malgré l’odieux de ses gestes, mon père me manqua terriblement. Il était mon père et je l’aimais. J’en ai beaucoup souffert.
Notre seconde vie se déroula alors doucement et même presque normalement. Nous étudiâmes, nous grandîmes et nous quittâmes la maison pour devenir nous-mêmes des adultes responsables.
Et je m’installai à Montréal, loin de ma mère. Ma sœur et mon frère sont demeurés en Gaspésie, près d’elle. Je leur en étais reconnaissante. Ma mère parlait sans arrêt et je m’enfuis suffisamment loin pour ne pas être envahie au quotidien. Je savais que je l’aimais mais malgré tout je ne pouvais supporter sa présence. Lorsqu’elle m’annonçait sa visite annuelle, je paniquais à l’idée d’être envahie une semaine entière. Une semaine complète de mes vacances tombait alors à l’eau. Je me résignais. Je devrais alors écouter ses histoires qui se dérouleraient tel un film sans publicités ni fin. Je n’aurais aucun lieu pour me réfugier. Ni télévision, ni lecture, aucune activité qu’elle quelle soit n’arrêterait ce flot démesuré de paroles. " Dans notre village, un tel était mort, un autre s’était marié et divorcé après seulement un an… " J’opinais alors du menton tout en tentant de cacher mon esprit le plus loin possible dans mon cerveau. Je faisais semblant d’écouter et je priais pour que cette semaine ait une fin. Et lorsque son séjour était terminée, j’allais la reconduire à l’autobus, envahie par la culpabilité de n’avoir pas été à la hauteur, de ne pas m’en être occupée suffisamment pendant cette semaine perdue. Et je retenais mes larmes jusqu’à ce que ça passe.... Et ce scénario recommencerait à chaque année.
Je n’ai jamais ouvert de discussion avec ma mère. Je n’en ai jamais été capable. C’était ainsi dans notre famille, nous ne parlions pas. Je ne sais pas pourquoi, est-ce par manque d’habitude, mais notre relation n’évolua jamais sauf lors de brefs moments lorsqu’elle tomba malade.
Je reçus un jour, un téléphone de ma mère qui avait été hospitalisée. Elle était tombée en ski de fond, s’était frappée la tête et avait perdu des mots. Pas la parole, mais des mots. Par exemple, au lieu dire sapin, elle disait lapin. Les médecins croyaient à un ACV. Elle était hospitalisée depuis cinq jours lorsqu’elle m’appela à l’aide en pleurant. " Je ne t’ai jamais rien demandé dans la vie, je me suis toujours débrouillée seule, mais ma fille, j’ai besoin d’aide. J’ai peur, viens m’aider. " Son appel à l’aide me fît paniquer puisqu’il est vrai que ma mère s’était toujours débrouillée seule, sans revenus décents et sans jamais nous demander quoi que ce soit. Elle faisait de son autonomie sa plus grande fierté. Son autonomie signifiait qu’elle avait réussit sa vie. Qu’elle n’était plus à la merci de qui que ce soit.
Je sautai donc dans le premier autobus, abandonnant mon emploi pour quelques jours, pour accompagner ma mère dans cette épreuve. J’arrivai à Rimouski à cinq heures du matin et je me dirigeai tout droit vers l’hôpital. Malgré le fait qu’il lui manquait un grand nombre de mots, vous serez surpris d’entendre que son flots de paroles ne s’était toujours pas tari. Les médecins cherchaient toujours mais nous savions qu’il y avait quelque chose d’atteint au cerveau. Et dans son flot de paroles, je sus tout. Je sus tout sur sa vie sexuelle et ce, dans les moindres détails. Je sus ce qu’elle pensait de sa voisine de chambre et cette dernière le sut aussi. " Si vous êtes grosse madame, c’est que vous mangez trop ! ". Je sus tellement de choses, que lorsqu’elle retrouva ses esprits par la suite, elle refusa toujours catégoriquement que je lui répète ce qu’elle m’avait dit.
Et puis la sentence tomba. Vous êtes condamnée à mort pour avoir fumé pendant 40 ans. Le cancer du poumon. Elle avait eu un frère tombé au combat pour le même crime. Ce verdict n’aurait pas du nous surprendre. Mais il nous surprit et nous fit très mal. Selon les statistiques, il lui restait six mois à vivre, elle survécut trois ans.
Lorsque je me remémore ces moments, je me rappelle ce qu’elle racontait. Cinq ans auparavant, mon frère s’était suicidé à 27 ans. Il avait des problèmes de drogue mais à ce moment il nous avait semblé sur le droit chemin. Il avait trouvé un travail et ce qui nous semblait sa voie, l’informatique. Mais je me trompais. Il n’en pouvait plus et parti de cette vie un jour froid et terne de mars.
Nous vécûmes notre immense peine chacune de notre côté. Je réalisai après le décès de ma mère que je ne l’avais jamais supportée dans cette épreuve. Comme je ne m’étais jamais beaucoup préoccupée de mon frère non plus. Nous vivions séparés, loin les uns des autres et n’étions pas responsables ni du bonheur ni du malheur de l’autre. Bien sûr, nous n’aurions pas ignorés un appel à l’aide, mais ceux-ci furent quasi inexistants, sauf lorsque ma mère tomba malade. Ce qui m’apparaît aujourd’hui comme d’une évidence fondamentale, le fait que j’aurais dû être là pour l’accompagner et partager cette souffrance, ne m’a même pas frôlé l’esprit à l’époque. Je découvre ceci aujourd’hui avec honte et regrets. Nous survivions toutes à notre manière.
Bref, ma mère s’était remise très péniblement de la mort de mon frère. Elle avait eu le cœur brisé de culpabilité pendant ces cinq longues années. Toutefois, un beau jour de mars 2005, elle se sentît revivre. Elle parla alors à mon frère en ces termes : " J’ai eu beaucoup de peine de t’avoir perdu ainsi et je regrette amèrement que tu ne sois plus là avec moi. Mais il est temps pour moi maintenant de te laisser partir et de m’occuper de moi. Pour la première fois de ma vie, je me sens vraiment heureuse. Je ne subis plus ma vie, je la vis. Je te laisse partir mon fils, je t’aime. Il est grand temps maintenant que je m’occupe de moi ".
Et ce sont ces paroles qui m’arrachent ces larmes cruelles. Et oui, je ne peux m’empêcher de pleurer lorsque je raconte cette histoire (ou que je l’écris). Je pleure de cette injustice faite à cette femme qui était prête à recevoir le bonheur et qui ne le vit jamais apparaître. Un mois plus tard, elle recevait son verdict de cancer.
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